ISBN : 9782296550155

LE GEFILTE FILM OU LA PETITE FABRIQUE DE LA MÉMOIRE



Dans un silence épais, interrompu seulement par les clapotis de l'eau,
une carpe tourne en rond dans une baignoire. C'est par cette réminiscence
surréaliste, par ce plan beau "comme la rencontre fortuite sur une table de
dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie 1" que s'ouvre le film
de Boris Lehman Muet comme une carpe (1987). Soudain, une vigoureuse
main de femme plonge dans l'eau et s'empare du poisson. On distingue sur
son avant-bras droit un numéro inscrit à l'encre bleue. En quelques
secondes, par un enchaînement de gestes témoignant d'un grand savoir-faire
et d'une longue pratique du gefilte fish, la cuisinière assomme le poisson
avec le manche en bois d'un hachoir et lui tranche la tête à l'aide d'un long
couteau. L'eau de la baignoire blanche prend la couleur du sang. Cette
séquence est exclusivement filmée en gros plans, ce qui en accentue la
rapidité et la brutalité. L'association du tatouage d'Auschwitz et de la
décapitation de la carpe confère à la scène une double dimension
métaphorique : il s'agit, d'une part, d'évoquer la perpétuation de traditions
culinaires qui rattachent les personnages du film à un monde disparu (le
yiddishland, le shtetl) et, d'autre part,